June 5, 2010 - 12:19am — Balkis
Il advint que, par une nuit claire, Chaman s’éveilla et entendit une voix qui l’appelait dans les roseaux : « Chaman, Chaman… ». Se hissant sur ses pattes grêles et clignant des yeux, il quitta le flanc maternel et s’approcha de l’étang, prenant bien garde à ne pas réveiller les biches vénérables, mères de la Harde, qui sommeillaient non loin des berges. Et il poussa du museau les longues tiges frémissantes, et chercha qui lui parlait d’une si furtive manière. Lorsqu’il se pencha sur l’eau, il fut frappé de voir combien les champs des dieux avec tous leurs feux s’y reflétaient clairement, semblant si proches. « Chaman, Chaman… » Entendit-il à nouveau, bien que cette fois, le faon fut clairement convaincu que la voix ne venait plus du lieu où il se tenait, mais bien de son propre esprit. Il faillit pousser un cri, croyant articuler une réponse, car bien qu’étant mort à l’humanité, il n’avait cependant pas oublié la langue qu’il parlait autrefois ; mais il se contint et regarda derrière lui. Son vagissement étouffé n’avait éveillé personne, n’avait pas même interrompu les grenouilles qui, dissimulées sous les tortueuses racines des saules, déroulaient dans les ténèbres leurs litanies sans fin.
« Me voici. » Pensa le faon, car sa mère lui avait dit un jour que les dieux et les êtres des bois ne sont point sourds aux paroles muettes. « Fléchis la patte Chaman, dernier-né de la Harde des Clairvoyants. » Répondit impérieusement la voix dans un bruissement de roseaux. «Fléchis la patte et courbe le col, car tu foule ici un sol que j’ai rendu sacré. » Alors, plein de crainte, le faon s’inclina sur ses pattes de devant et toucha la terre du front. Lorsque ce fut fait, la voix continua : « Bienheureux celui qui s’humilie devant les dieux sans les avoirs vus de ses yeux. » Et sans bouger ni répondre, Chaman attendit qu’il lui fut permis sinon de se relever, du moins de pouvoir prendre une posture plus confortable, car les pierres du rivage lui meurtrissaient cruellement les rotules. Mais la voix garda le silence et seules les grenouilles faisaient entendre leurs cris lancinants dans les ténèbres. Après un court instant, un étrange murmure traversa les hautes herbes, bien qu’il n’y eût pas de vent, et les longues branches des saules frissonnèrent. « Ouvre les yeux Chaman. » Dit enfin la voix. « Car je vais t’apparaître, et te découvrirai le savoir que je te destine. »
Le faon ouvrit les yeux, et vit que la surface de l’étang s’était mise à bouillonner, doucement tout d’abord, puis avec une vivacité qui allait s’accroissant, tandis qu’une brume épaisse et blanche s’amassait promptement au dessus d’elle. Puis, dans un jaillissement d’écume, une forme émergea devant lui, majestueuse, et toute ruisselante des eaux qu’elle était en train de quitter. Lorsque celle-ci fut pleinement visible, Chaman reconnut la déesse Sinân, la Très-Savante, mémoire de tous les êtres, dont les beaux membres étaient humains, mais dont la tête sacrée était celle d’une biche aux grand yeux, et qu’il avait servit du temps qu’il était homme. « Bienheureux qui reconnaît les dieux sans les avoir questionné. » Lui déclara la grandiose apparition tandis que, de nouveau, il se prosternait devant elle. Et elle s’avança vers lui, les bras ouverts et lui toucha la nuque en disant « A présent lève toi, et suis moi là où je t’enseignerai les origines de ta race.»
Et elle le mena dans la nuit, le long du ruisseau que l’on nomme « Chagrin », jusqu’au grand rocher sur lequel est sculpté un étrange visage, et des yeux duquel sourdent deux sources jumelles. Arrivée là, elle le fit coucher parmi les herbes, et lui donna à paître des pavots rouges, dont les sucs hypnotiques suscitent des rêves qui peuvent être parfois véridiques, et parfois menteurs, selon la décision des dieux. Cela fait, Sinân prit la forme d’une luciole, et voleta autour du tendre museau du faon : « Mâche à présent les fleurs prophétiques _lui murmura-t-elle sous cette humble apparence_ et je te ferai voir ce que nul n’a vu avant toi hormis les dieux ». Alors Chaman ferma les yeux, sentant le sommeil peu à peu l’envahir, et il ne perçut plus que le chant monotone des grenouilles et le bruit de l’eau qui coulait.